Blaise Cendras-Sonia Delaunay "La prose du transibérien et de la petite Jehanne de France" 1913.
Blaise Cendrars publie La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, avec des illustrations en couleurs de Sonia Delaunay-Tercken en 1913.
Dans ce premier livre simultané, le texte et l'image ne sont plus opposées comme dans les livre classiques mais sont étroitement imbriqués pour créer une émotion artistique nouvelle. C'est un poème-tableau de deux mètres de long , présenté sous forme livre accordéon , il est reconnu aujourd'hui comme une contribution majeure à l'histoire du livre.
La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France est un poème écrit au début de l'année 1913 , puis il a ensuite été illustré, mis en forme par l'artiste Sonia Delaunay (1885-1979) et publié aux éditions Les hommes Nouveaux à la fin de l'année 1913.
Cet ouvrage se veut le premier livre simultané. Dans l'édition originale le poème est placé sous deux titres : La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France et Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. À partir de 1919, toutes les éditions reprennent ce second titre en remplaçant "Jehanne" par "Jeanne".
La Prose du Transsibérien évoque le voyage d’un jeune homme dans le transsibérien allant de Moscou à Kharbin en compagnie de Jehanne, "Jeanne Jeannette Ninette ", qui se révèle être une prostituée.
La Prose du Transsibérien fait partie d’une série de poèmes que Cendrars écrit à la même époque concernant la thématique du voyage et la rêverie poétique qui l’entoure. Ces poèmes sont le fruit de plusieurs années de voyage entreParis , Moscou, et New York de 1905 à 1912.
Ils composent le début du recueil Du monde entier au cœur du monde. La Prose du Transsibérien est le poème intermédiaire entre Les Pâques à New York écrit en avril 1912 et Le Panama ou Les aventures de mes sept oncles fini en juin 1914, mais dont la publication est retardée jusqu’en 1918.
Ces trois poèmes forment un ensemble, autant par la thématique du voyage que par leur période d’écriture qui marque l’entrée de Cendrars en poésie, Les Pâques à New York étant le premier poème signé du pseudonyme "Blaise Cendrars".
La Prose du Transsibérien est présentée comme le récit d’un jeune narrateur de seize ans, un poète, qui fait le voyage de Moscou à Kharbine en compagnie de Jehanne, égrenant au fur et à mesure les noms des gares de Russie qu’ils traversent. L’ensemble du poème est nourri de références propres à l’histoire de Cendrars qui transforment la Prose du transsibérien en une mythologie personnelle. Le jeune poète porte par exemple avec lui un revolver, rappel probable de son premier voyage en 1905 dans les pays de l’est en compagnie de Rogovine avec qui il devait se former au métier de joaillier, mais voyage qui va le plonger dans les prémisses de la révolution Russe :
«Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour / On était en décembre / Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur / en bijouterie qui se rendait à Kharbine / Nous avions deux coupés dans l'express et trente quatre coffres / de joaillerie de Pforzheim / De la camelote allemande " Made in Germany "/ Il m'avait habillé de neuf, et en montant dans le train / j'avais perdu un bouton / Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis / Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer / avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné »
Voyage réel ou voyage rêvé nous ne le saurons jamais.
La Prose du Transsibérien se déroule selon le mode d’une ballade. Nostalgie d’une époque de jeunesse, la répétition de « En ce temps-là j'étais en mon adolescence / J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais / Déjà plus de mon enfance […] J’étais à Moscou » se transforme en un refrain puis en énumération des gares de Russie et en réminiscence des aléas de la vie du jeune homme entre l’évènement historique qu’est la révolution russe, et son amour pour la jeune femme prénommée Jehanne.
Le poème alterne les passages liés au voyage en lui-même et ceux dédiés à l’introspection. Le staccato du vers libre et l'alternance de vers non rimés suivent le rythme du train : « Le broun-roun-roun des roues », « D’autres [trains] vont en sourdine sont des berceuses / Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck ».
La dédicace « aux musiciens » que Cendrars a ajoutée au poème en 1919 fait écho à la mélodie qui s’élève du poème.
Guillaume Apollinaire, séduit par l'originalité du poème Les Pâques, a invité Cendrars à l'une de ses réunions littéraires. Blaise y rencontre Robert et Sonia Delaunay qui dira: "C'est un coup de foudre." C'est ainsi que se fait jour l'idée de simultanéité. Sonia, qui s'intéresse à leurs "grandes parleries", y ajoute la notion de la couleur. Ce sera le "premier livre simultané". Un livre de deux mètres, pliable, porteur de 445 vers et de sa transposition émotionnelle simultanée par la couleur.
Cendrars rencontre donc les Delaunay par l’intermédiaire d'Apollinaire à qui il a envoyé une plaquette des Pâques à New York en juillet 1912 alors qu'elle est publiée en tant que hors-série de la revue Les Hommes Nouveaux, revue à un seul numéro.
Le poète fait une lecture de son écrit dans le courant de l’année 1912 à l’atelier des Delaunay,à Paris. L’affinité entre Cendrars et Sonia Delaunay est avant tout celle de la langue russe, langue que parle Cendrars et langue maternelle pour Sonia Delaunay, et aussi l'esthétique simultanée.
Robert et Sonia Delau développe depuis 1912, une peinture qu'ils appellent "simultanée"
Robert Delaunay se base sur les principes de rapports colorés de la Loi du contraste simultané des couleurs de 1839 énoncée par Eugène Chevreul - un phénomène vibratoire selon lequel deux couleurs côte à côte se modifient l'une l'autre - et des théories des couleurs développées au XVIIIe et au XIXe siècle, comme le disque de Newton . Dans une conférence de 1924 Delaunay donne sa version du simultané : " Le sens de la vie poétique donnée à la matière se traduit par la matière même : la couleur." Les contrastes simultanés sont à la base naturellement de cet organisme vivant, on voit déjà l'évolution depuis les premiers travaux de forme-couleur inséparablement en opposition à la couleur traditionnelle où la couleur est liée au clair-obscur. » La Prose du Transsibérien est proche de la série des Fenêtres. Dans les deux cas l'œil du spectateur tourne entre les formes colorées provoquant une désorientation par rapport à une vision classique.
Sonia réalise alors pour Les Pâques une reliure agençant des papiers colorés qui annonce le travail réalisé pour la Prose du Transsibérien.
Michel Hoog note ainsi qu’ « on ne saurait donner trop d’importance à cette précieuse reliure exécutée le 1er janvier 1913, en présence de Blaise Cendrars, et qui constitue… l’inauguration d’un langage nouveau. Libérées de toute intention figurative, les taches de couleurs sont constituées par des morceaux de papiers découpés et collés avec grand soin, déterminant des à-plats de forme régulière, sans aucune modification…"
La mise en page et les illustrations de la Prose ne sont décidées qu’après l’écriture du poème. Un des obstacles majeurs à la production du livre est le manque de moyen. Pour pallier ce problème est réalisé un bulletin de souscription de 24 x 7 cm sur lequel est écrit en caractères manuscrits :
« PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DE LA PETITE JEHANNE DE FRANCE / REPRÉSENTATION SYNCHROME / PEINTURE SIMULTANÉE/ Mme DELAUNAY-TERCK / TEXTE BLAISE CENDRARS »
Sonia Delaunay commence par faire une maquette du poème, l'huile sur toile ne comprend que la peinture de l'artiste. Le tirage des soixante exemplaires est réalisé grâce à la technique du pochoir. Au-delà des formes géométriques colorées une des particularités de la présentation est d'utiliser une douzaine de polices de caractère différentes, avec des variations dans la casse et la couleur (quatre couleurs sont utilisées: le bleu, le vert, le rouge et l'orangé).
La non-conventionalité de la mise en page se poursuit aussi dans le choix d'un alignement à droite du texte, obligeant le lectorat occidental, habitué à une lecture de gauche à droite, à entrer dans le poème par l'image.
Le justificatif de tirage porte la commande à l’imprimerie à 150 exemplaires dont 8 sur parchemin, 28 sur japon et 114 sur simili, cependant le tirage fut inférieur à ce nombre. Chacun exemplaire fait deux mètres de long, la totalité de l’édition des 150 exemplaires devait atteindre trois cent mètres de haut, c'est-à-dire la hauteur de l'atour Eiffel point ultime de la lecture verticale, point d’arrivée du narrateur partant de Moscou, Paris : "Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue."
La grande feuille est pliée en deux dans le sens de la longueur pour ensuite être repliée dix fois en accordéon afin d’atteindre un format de 180 x 100 mm, format proche d’un livre conventionnel ou d'un tract. Le texte typographié se situe sur la droite de la feuille, alors que les couleurs sont sur la gauche. Antoine Coron explique la baisse du tirage par le manque de moyens: « Parce que la reproduction au pochoir de la peinture était relativement coûteuse, on n'aurait réalisée celle-ci, chez Creté, que pour une soixantaine d'exemplaires annoncés, réservant le tirage du reste pour plus tard. Les souscripteurs furent si peu nombreux et la guerre vint si vite qu'on n'eut jamais l'occasion d'achever l'impression. Quand La Prose apparut comme une date capitale dans l'histoire du livre et de la peinture moderne, il était trop tard.”
Les relations entre le texte de Cendrars et la peinture de Sonia Delaunay sont dictées par la technique du simultané. Les recherches sur la couleur et la lumière menées par les Delaunay s'inscrivent dans les liens tissés entre l'étude de la couleur et celle du son, notamment de la musique. Le rythme dicte la création dans la Prose du Transsibérien, le poème varie entre le rythme intérieur de l'introspection du narrateur et la cadence rapide du train, vitesse fluctuante entre les arrêts et les accélérations de la locomotive. Les formes colorées répondent au même impératif du rythme. Le simultané repose sur la base rythmique du poème, le travail de Sonia Delaunay dépasse ainsi l'illustration du texte.
Apollinaire confirme l'idée d'un simultanéisme qui travaille sur le rythme en jouant sur la métaphore musicale : "Blaise Cendrars et Mme Delaunay-Terck ont fait une première tentative de simultanéité écrite où des contrastes de couleurs habituaient l'œil à lire d'un seul regard l'ensemble d'un poème, comme un chef d'orchestre lit d'un seul coup les notes superposées dans la partition, comme on voit d'un seul coup les éléments plastiques et imprimés d'une affiche.”
L'oeuvre a d'abord été révélée, lors d'une première, à un groupe d'amis artistes...
Les artistes les plus proches des Delaunay et de Cendrars ont été conviés à une festive présentation, dont ma mère m'a souvent parlé. C'étaient, à l'époque, des inconnus nommés Fernand Léger , Survage, Chagall, Modigliani.
J. F Thibault explique le poème à travers la dynamique du mouvement : "le dernier vers du poème résume le double paradoxe unité-multiplicité/immobilité-mouvement: "Paris/Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue. Allusion emblématique à l'art simultané de Delaunay qui fait figurer la Roue de l'exposition Universelle de 1900 à côté de la Tour Eiffel." C'est aussi le paradoxe qui est exposé dans le trajet embrouillé du narrateur qui part de Moscou en direction de Kharbine : " Tsitsika et Kharbine / Je ne vais pas plus loin / C'est la dernière station / Je débarquerai à Kharbine comme on venait de mettre / le feu aux bureaux de la Croix-Rouge. ", et qui pourtant finit à Paris.
Chris Michaelides fait un lien entre la poétique de Cendrars et le cinéma, l'utilisation des vers libres, la suppression de la ponctuation dans certains passages, l'accumulation et la juxtaposition des noms de gare, rappel les techniques cinématographiques, permettant ainsi de lier la Prose du Transsibérien à La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D. De 1919, illustrée par Fernand Léger , ainsi que la participation de Cendrars au film d'Abel Gance La Roue de 1923, dont les premiers plans sont ceux d'un train en marche.
Cependant l’expression « poème simultané » entraîne Cendrars et Sonia Delaunay dans une polémique insoupçonnée. L’accueil réservé au poème est très mitigé et les critiques acerbes tandis qu’une querelle se noue autour du sens et de l’emploi ainsi que de la paternité du terme « simultané ».
Paris-Journal se fait ironique quant à la publication de ce premier livre simultané et le 13 octobre 1913 : « [...] Le texte du livre La Prose du Transsibérien est mince : poème en 400 vers. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne le soit pas en 4 000 ou 40 000. Et les deux fumistes espèrent que leurs contemporains qui les verront au Salon d’Automne leur feront pour le moins la réclame qu’obtinrent les futuristes et les cubistes. Les deux collaborateurs connaissent leur époque.»
Parallèlement aux critiques qui jugent le livre comme un travail de fumistes, Cendrars et Sonia Delaunay sont aussi la cible d’une critique de plagiat.
Cendrars à son tour développe le simultané dans le domaine poétique avec Dix-neuf poèmes élastiques et particulièrement Tour qui répond à la toile deRobert Delaunay . Cendrars définit le travail simultané de son ami en ces termes: "Le mot Simultané est un terme de métier. [...] Le simultané est une technique, le contraste simultané est le perfectionnement le plus nouveau de ce métier, de cette technique. Ce contraste simultané est de la profondeur de la vue - réalité - forme - - construction - représentation - vie. La profondeur est l'inspiration nouvelle. On vit dans la profondeur: j'y suis- les sens y sont - et l'esprit."
Agnès Paulot fait remarquer que la querelle naît en majeure partie en raison du caractère poreux de la notion de « simultanéité ». Elle est employée autant par des artistes que par des écrivains, quasiment comme un synonyme de modernité, sans qu’elle soit clairement définie. La notion de simultanéité est utilisée à la fois par les futuristes, par Barzun et par les Delaunay.
,Henri Martin Bazun directeur de la revue Poème et drame, s’élève contre la Prose du Transsibérien en accusant ses auteurs de plagiat quant au terme de simultané, il se veut l’inventeur de la notion en poésie qu’il définit à plusieurs reprises dans sa revue et ses écrits. Il se réclame de l’invention de la notion avant même les surréalistes et les Delaunay. Il se place dans la recherche d’une poésie nouvelle autant en ce qui concerne les sonorités que la qualité visuelle des poèmes. La synesthésie que défend Barzun est proche théoriquement des textes proposés par les futuristes à la même époque.
Le manifeste de Marinetti Imagination sans fils et les mots en liberté, qui paraît en juin 1913 appelle de ses vœux un poète qui « détruira brutalement la syntaxe ne parlant, gardera bien de perdre du temps à construire ses périodes, abolira la ponctuation et l’ordre des adjectifs et vous jettera à la hâte, dans les nerfs de toutes ses sensation visuelles auditives et olfactives, au gré de leur galop affolant. Marinetti affirme de plus que sa « révolution est dirigée en outre contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page qui, qui est contraire aux flux et aux reflux du style qui se déploie dans la page26."
À cette accusation de plagiat Cendrars et Sonia Delaunay apportent une précision : « Le simultanéisme de ce livre est dans sa présentation simultanée et non illustrative. Les contrastes simultanés des couleurs et le texte forment des profondeurs et des mouvements qui sont l’inspiration nouvelle. Maintenant pour qu’il n’y ait pas de malentendu et quoique vous n’en ayez pas parlé, permettez-moi de vous dire que ce Premier Livre Simultané est également loin des théories scolaires du pion Henri-Martin Barzun, qui dogmatiquement, publie sous couverture d’indigestes conversations successives. »
Cendrars constitue une liste présentant tout ce qu’il juge être des œuvres simultanées en remontant avant 1910 intitulée « Du simultané. Peinture, sculpture, poésies, robes, affiches, livres, etc."
Finalement Cendrars fait paraître un texte dans Der Sturm qui se clôt ainsi
« … Voilà ce que je tenais à dire : j’ai la fièvre. Et c’est pourquoi j’aime la peinture des Delaunay, pleine de soleils, de ruts et de violences. Madame Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie. Voilà ce qui me rend heureux. Puis encore, que ce livre ait deux mètres de long ! – Et encore, que l’édition atteigne la hauteur de la Tour Eiffel ! … Maintenant il se trouvera bien des grincheux pour dire que le soleil a peut-être des fenêtres et que je n’ai jamais fait mon voyage… »
Enfin le terme d'Orphisme s'ajoute à l'ensemble des définitions du simultané. Introduit par Apollinaire, il est nuancé par Robert Delaunay pour qui le mot tentait de "rallier au cubisme toute manifestation d'art de l'époque, dans le sens plutôt de faire un groupe homogène pour rallier la Jeunesse artistique en faisant une seule force. [...] Seulement, lui, me poète, ne voyait peut-être pas l'essence constructive si importante
Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France
Dédiée aux Musiciens
En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
D’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l’or mielleux des cloches…
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorod
J’avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
Pourtant, j’étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
J’avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J’aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
Et j’aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent…
Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe…
Et le soleil était une mauvaise plaie
Qui s’ouvrait comme un brasier.
En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance
J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
Et je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux
En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre
La faim le froid la peste le choléra
Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes.
Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Un vieux moine me chantait la légende de Novgorod.
Moi, le mauvais poète qui ne voulait aller nulle part, je pouvais aller partout
Et aussi les marchands avaient encore assez d’argent
Pour aller tenter faire fortune.
Leur train partait tous les vendredis matin.
On disait qu’il y avait beaucoup de morts.
L’un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la Forêt-Noire
Un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield
Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines à l’huile
Puis il y avait beaucoup de femmes
Des femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir
De cercueils
Elles étaient toutes patentées
On disait qu’il y avait beaucoup de morts là-bas
Elles voyageaient à prix réduits
Et avaient toutes un compte-courant à la banque.
Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour
On était en décembre
Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à Kharbine
Nous avions deux coupés dans l’express et 34 coffres de joaillerie de Pforzheim
De la camelote allemande “Made in Germany”
Il m’avait habillé de neuf, et en montant dans le train j’avais perdu un bouton
- Je m’en souviens, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis -
Je couchais sur les coffres et j’étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu’il m’avait aussi donné
J’étais très heureux insouciant
Je croyais jouer aux brigands
Nous avions volé le trésor de Golconde
Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l’autre côté du monde
Je devais le défendre contre les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne
Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
Et les enragés petits mongols du Grand Lama
Alibaba et les quarante voleurs
Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
Et surtout, contre les plus modernes
Les rats d’hôtel
Et les spécialistes des express internationaux.
Et pourtant, et pourtant
J’étais triste comme un enfant.
Les rythmes du train
La “moelle chemin-de-fer” des psychiatres américains
Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin d’or de mon avenir
Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côté
L’épatante présence de Jeanne
L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature!
Et derrière les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle Écossais
Et l’Europe tout entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeur
N’est pas plus riche que ma vie
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d’or
Avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume
Et la seule flamme de l’univers
Est une pauvre pensée…
Du fond de mon cœur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse;
Elle n’est qu’une enfant, que je trouvai ainsi
Pâle, immaculée, au fond d’un bordel.
Ce n’est qu’une enfant, blonde, rieuse et triste,
Elle ne sourit pas et ne pleure jamais;
Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
Tremble un doux lys d’argent, la fleur du poète.
Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
Avec un long tressaillement à votre approche;
Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
Elle fait un pas, puis ferme les yeux – et fait un pas.
Car elle est mon amour, et les autres femmes
N’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes,
Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est toute nue, n’a pas de corps – elle est trop pauvre.
Elle n’est qu’une fleur candide, fluette,
La fleur du poète, un pauvre lys d’argent,
Tout froid, tout seul, et déjà si fané
Que les larmes me viennent si je pense à son cœur.
Et cette nuit est pareille à cent mille autres quand un train file dans la nuit
- Les comètes tombent -
Et que l’homme et la femme, mêmes jeunes, s’amusent à faire l’amour.
Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs
En Flandres
Le soleil est un fumeux quinquet
Et tout au haut d’un trapèze une femme fait la lune.
La clarinette le piston une flûte aigre et un mauvais tambour
Et voici mon berceau
Mon berceau
Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de Beethoven
J’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone
Et l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance
Maintenant, j’ai fait courir tous les trains derrière moi
Bâle-Tombouctou
J’ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp
Paris-New York
Maintenant, j’ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie
Madrid-Stockholm
Et j’ai perdu tous mes paris
Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud
Je suis en route
J’ai toujours été en route
Je suis en route avec la petite Jehanne de France.
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues.
“Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours
Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie, du Sacré-Cœur contre lequel tu t’es blottie
Paris a disparu et son énorme flambée
Il n’y a plus que les cendres continues
La pluie qui tombe
La tourbe qui se gonfle
La Sibérie qui tourne
Les lourdes nappes de neige qui remontent
Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleui
Le train palpite au cœur des horizons plombés
Et ton chagrin ricane…
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Les inquiétudes
Oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardées obliques sur la route
Les fils télégraphiques auxquels elles pendent
Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent
Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie
S’enfuient
Et dans les trous,
Les roues vertigineuses les bouches les voix
Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
Les démons sont déchaînés
Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues
Chocs
Rebondissements
Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd…
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Mais oui, tu m’énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin
La folie surchauffée beugle dans la locomotive
La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route
Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel
La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade
Et fiente des batailles en tas puants de morts
Fais comme elle, fais ton métier…
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux
Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune
La mort en Mandchourie
Est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
Et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts depuis quinze jours…
Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier
Ça coûte cent sous, en transsibérien, ça coûte cent roubles
Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
Ses doigts noueux excitent toutes les femmes
La Nature
Les Gouges
Fais ton métier
Jusqu’à Kharbine…
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Non mais… fiche-moi la paix… laisse-moi tranquille
Tu as les hanches angulaires
Ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse
C’est tout ce que Paris a mis dans ton giron
C’est aussi un peu d’âme… car tu es malheureuse
J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi sur mon cœur
Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
Et les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiant fait tournoyer
Nous sommes les culs-de-jatte de l’espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
Les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable
Basse-cour
Le monde moderne
La vitesse n’y peut mais
Le monde moderne
Les lointains sont par trop loin
Et au bout du voyage c’est terrible d’être un homme avec une femme…
“Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi je vais te conter une histoire
Viens dans mon lit
Viens sur mon cœur
Je vais te conter une histoire…
Oh viens! Viens!
Aux Fidji règne l’éternel printemps
La paresse
L’amour pâme les couples dans l’herbe haute et la chaude syphilis rôde sous les bananiers
Viens dans les îles perdues du Pacifique!
Elles ont nom du Phénix, des Marquises
Bornéo et Java
Et Célèbes a la forme d’un chat.
Nous ne pouvons pas aller au Japon
Viens au Mexique!
Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissent
Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil
On dirait la palette et les pinceaux d’un peintre
Des couleurs étourdissantes comme des gongs,
Rousseau y a été
Il y a ébloui sa vie
C’est le pays des oiseaux
L’oiseau du paradis, l’oiseau-lyre
Le toucan, l’oiseau moqueur
Et le colibri niche au cœur des lys noirs
Viens!
Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses d’un temple aztèque
Tu seras mon idole
Une idole bariolée enfantine un peu laide et bizarrement étrange
Oh viens!
Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons le pays des mille lacs,
Les nuits y sont démesurément longues
L’ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur
J’atterrirai
Et je construirai un hangar pour mon avion avec les os fossiles de mammouth
Le feu primitif réchauffera notre pauvre amour
Samowar
Et nous nous aimerons bien bourgeoisement près du pôle
Oh viens!
Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichon
Mimi mamour ma poupoule mon Pérou
Dodo dondon
Carotte ma crotte
Chouchou p’tit-cœur
Cocotte
Chérie p’tite chèvre
Mon p’tit-péché mignon
Concon
Coucou
Elle dort.
Elle dort
Et de toutes les heures du monde elle n’en a pas gobé une seule
Tous les visages entrevus dans les gares
Toutes les horloges
L’heure de Paris l’heure de Berlin l’heure de Saint-Pétersbourg et l’heure de toutes les gares
Et à Oufa, le visage ensanglanté du canonnier
Et le cadran bêtement lumineux de Grodno
Et l’avance perpétuelle du train
Tous les matins on met les montres à l’heure
Le train avance et le soleil retarde
Rien n’y fait, j’entends les cloches sonores
Le gros bourdon de Notre-Dame
La cloche aigrelette du Louvre qui sonna la Barthélemy
Les carillons rouillés de Bruges-la-Morte
Les sonneries électriques de la bibliothèque de New-York
Les campanes de Venise
Et les cloches de Moscou, l’horloge de la Porte-Rouge qui me comptait les heures quand j’étais dans un bureau
Et mes souvenirs
Le train tonne sur les plaques tournantes
Le train roule
Un gramophone grasseye une marche tzigane
Et le monde, comme l’horloge du quartier juif de Prague, tourne éperdument à rebours.
Effeuille la rose des vents
Voici que bruissent les orages déchaînés
Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés
Bilboquets diaboliques
Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais
D’autres se perdent en route
Les chefs de gare jouent aux échecs
Tric-trac
Billard
Caramboles
Paraboles
La voie ferrée est une nouvelle géométrie
Syracuse
Archimède
Et les soldats qui l’égorgèrent
Et les galères
Et les vaisseaux
Et les engins prodigieux qu’il inventa
Et toutes les tueries
L’histoire antique
L’histoire moderne
Les tourbillons
Les naufrages
Même celui du Titanic que j’ai lu dans le journal
Autant d’images-associations que je ne peux pas développer dans mes vers
Car je suis encore fort mauvais poète
Car l’univers me déborde
Car j’ai négligé de m’assurer contre les accidents de chemin de fer
Car je ne sais pas aller jusqu’au bout
Et j’ai peur.
J’ai peur
Je ne sais pas aller jusqu’au bout
Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments
Mais je n’ai pas pris de notes en voyage
“Pardonnez-moi mon ignorance
“Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers”
Comme dit Guillaume Apollinaire
Tout ce qui concerne la guerre on peut le lire dans les Mémoires de Kouropatkine
Ou dans les journaux japonais qui sont aussi cruellement illustrés
À quoi bon me documenter
Je m’abandonne
Aux sursauts de ma mémoire…
À partir d’Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent
Beaucoup trop long
Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal
On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions
Et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l’hymne au Tzar.
Si j’étais peintre je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
Car je crois bien que nous étions tous un peu fous
Et qu’un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyage.
Comme nous approchions de la Mongolie
Qui ronflait comme un incendie
Le train avait ralenti son allure
Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
Les accents fous et les sanglots
D’une éternelle liturgie
J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme le fanal d’arrière, court encore derrière ces trains
A Talga 100.000 blessés agonisaient faute de soins
J’ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk
Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous
J’ai vu, dans les lazarets, des plaies béantes, des blessures qui saignaient à pleines orgues
Et les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauque
L’incendie était sur toutes les faces, dans tous les cœurs
Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres
Et sous la pression de la peur, les regards crevaient comme des abcès
Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons
Et j’ai vu
J’ai vu des trains de 60 locomotives qui s’enfuyaient à toute vapeur pourchassées par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s’envolaient désespérément après
Disparaître
Dans la direction de Port-Arthur.
À Tchita nous eûmes quelques jours de répit
Arrêt de cinq jours vu l’encombrement de la voie
Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage
Puis le train repartit.
Maintenant c’était moi qui avais pris place au piano et j’avais mal aux dents
Je revois quand je veux cet intérieur si calme, le magasin du père et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit
Moussorgsky
Et les lieder de Hugo Wolf
Et les sables du Gobi
Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs
Je crois bien que j’étais ivre durant plus de 500 kilomètres
Mais j’étais au piano et c’est tout ce que je vis
Quand on voyage on devrait fermer les yeux
Dormir
J’aurais tant voulu dormir
Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font
Les trains d’Europe sont à quatre temps tandis que ceux d’Asie sont à cinq ou sept temps
D’autres vont en sourdine, sont des berceuses
Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappelle la prose lourde de Maeterlinck
J’ai déchiffré tous les textes confus des roues et j’ai rassemblé les éléments épars d’une violente beauté
Que je possède
Et qui me force.
Tsitsika et Kharbine
Je ne vais pas plus loin
C’est la dernière station
Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge.
Ô Paris
Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues
Et tes vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent
Comme des aïeules
Et voici des affiches, du rouge du vert multicolore comme mon passé bref du jaune
Jaune la fière couleur des romans de la France à l’étranger.
J’aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m’emportent à l’assaut de la Butte
Les moteurs beuglent comme les taureaux d’or
Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur
Ô Paris
Gare centrale débarcadère des volontés carrefour des inquiétudes
Seuls les marchands de couleur ont encore un peu de lumière sur leur porte
La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m’a envoyé son prospectus
C’est la plus belle église du monde
J’ai des amis qui m’entourent comme des garde-fous
Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus
Toutes les femmes que j’ai rencontrées se dressent aux horizons
Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie
Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie
Et celle, la mère de mon amour en Amérique
Il y a des cris de sirène qui me déchirent l’âme
Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement
Je voudrais
Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneur
Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste je suis triste
J’irai au Lapin Agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
Puis je rentrerai seul
Paris
Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue.
Explication de texte :
Ainsi, dans son long poème La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, il construit un livre-objet qui se présente sous la forme d’un dépliant, et non de pages, écrit en vers libres. Le début de l’oeuvre prend comme sujets son adolescence, la Russie (dans laquelle il a voyagé quelques années auparavant) et la poésie. Blaise Cendrars dans le début de son poème nous dévoile le caractère personnel et réel de son récit. Évoquant ses sensations et émotions d’adolescent, il nous emmène aussi dans une rêverie poétique surréaliste et mystérieuse. La Russie occupe une place importante dans ses souvenirs et lui rappelle d’ailleurs sa jeunesse et son apprentissage de l’écriture poétique.
Ce début est une « invitation au voyage » (pour citer Baudelaire), une invitation à continuer la lecture. Il décrit son point de départ avant que nous montions avec lui dans le transsibérien, et nous déplacions dans cette Russie troublée du début du XXème siècle.
L’auteur arrive à nous faire voyager par la précision des détails, la multiplicité des lieux, mais il nous emmène aussi dans un voyage imaginaire et poétique où ses vers libres et rythmés, ainsi que ses références littéraires et spirituelles nous entraînent dans son univers. Le Mystère apporté par les références religieuses et antiques : « temple d’Ephese » (l.7), « Un vieux moine » (l.17), « caractères cunéiformes » (l.19), « Saint-Esprit » (l.20).Permet la création d’une atmosphère extraordinaire : « la légende de Novgorod » (l.17), début comme dans un conte : « En ce temps-là », paraît lointain et oublié, presque légendaire. C’est aussi une réflexion sur la poésie.
Le poète qui parle de lui-même et de son art : « Et j’étais déjà si mauvais poète » (l.11) Il nous donne une définition de la fonction du poète : « aller jusqu’au bout » (l.12). Le poète doit aller au bout de lui-même, et au bout de son art. Il Porte un jugement sévère sur lui-même « je ne savais pas »
La référence appuyée à Baudelaire à la fin de l’extrait : « d’albatros » (l.21), du nom du poème « l’Albatros » (dans les Fleurs du mal), « voyage » (l.23) et « mer » (l.24) termine cet hommage, car Baudelaire a écrit plusieurs poèmes sur le voyage maritime, et « l’Albatros » se passe sur un navire.
Le poème est basé sur une musique qui marque l’intensité de ses émotions. Il décrit un monde de sensations avec la présence de trois sens. Mais aussi les émotions liées à la mémoire, raconte un moment de son passé .On remarque volonté de l’auteur donc de faire référence à son expérience. Avec un lyrisme appuyé.
Les rêveries d’un adolescent. Insistance sur le caractère juvénile : « adolescence », « enfance », « naissance », L’Adolescence, âge des découvertes, des aventures, des expériences de l’imaginaire aussi : « Car mon adolescence était alors si ardente et si folle » (l.6).
C’est un livre novateur par sa forme, son texte, poème sans rimes et sans vers est tellement évocateur, qu’il nous fait prendre le transsibérien.
Cette année là Cendrars se casse la jambe, il est alors immobilisé, Delaunay lui offre une boite de peinture, et Cendrars réalisera un vingtaine de petits tableaux, et écriras ces dix neuf poèmes élastiques, Après La prose du transsibérien, C’est 'amitié liant Cendrars à certains artistes de l'École de Paris, qui le conduit à la création de ces poèmes abstraits et révolutionnaires, qui constituent aussi pour certains des hommages directs à des peintres comme Chagall et Léger : ils ne seront publiés qu’en 1919.